Quatre mois (de confinement) plus tard et avec plus de 40 millions de chômeurs, les États-Unis sont divisés et vivent une crise sociale aiguë, très douloureuse à observer.
Saint Paul, la capitale du Minnesota est l’épicentre de la crise et le lieu de l’ignoble assassinat de George Floyd. Cet État est pourtant l’un des plus progressistes du pays, le seul État démocrate du Midwest. Mais le Minnesota, c’est aussi une fragmentation identitaire extrême, un État fédéré qui a laissé la place aux grands conglomérats en monopole qui règnent sur la ville et la culture sans idéal « républicain », ni recherche de l’intérêt général.
Quelques observations ci-dessous.
« There is no society. » : la société n’existe pas, ce sont les mots prononcés par Margaret Thatcher en 1987. Son message, entendu par les classes dominantes occidentales, a eu pour conséquence la grande sécession du monde d’en haut qui, en abandonnant le bien commun, a plongé les pays occidentaux dans le chaos de la société relative : « L’atomisation des mouvements sociaux et la communautarisation sont autant de signes de l’épuisement d’un modèle »[1].
Au sein des démocraties occidentales, aux États-Unis en particulier, on assiste à une fragmentation sociale qui se traduit sans surprise par une polarisation politique plus ou moins forte. Sur le plan économique, on observe déjà dans le même temps aux États-Unis, une multiplication des régulations des États par rapport à l’État fédéral, pour pallier l’absence d’autorité centrale (exemple : les lois californiennes sur la protection des données personnelles et sur la requalification des travailleurs indépendants). Sur le plan fiscal également, les politiques des États créent une compétition interne au pays qui pèse sur le développement économique des grandes villes américaines.
De son côté, le secteur privé américain réagit avec vigueur devant cette fragmentation qui a commencé à heurter le business as usual car il crée de l’incertitude, et propose donc de prendre le relais de l’État sur des questions d’intérêt général (ex : le « Business Roundtable », organisation professionnelle représentant les grandes entreprises, est favorable au revenu universel, ce qui pourrait calmer les contestations populaires).
– les écoles (publiques) américaines exposent sur un site gouvernemental la répartition raciale des élèves, ce qui crée des enclaves de blancs (dits caucasiens), noirs (afro-américains), asiatiques, et une inéluctable reproduction des classes, sans espoir de véritable mixité ;
– toutes les villes ont des statistiques publiques sur leur composition ethnique, quartier par quartier, rue par rue, ce qui renforce le phénomène de communautarisation, chaque nouvel arrivant ayant tendance à s’installer dans le quartier où son groupe ethnique est déjà majoritaire ;
– les gouverneurs décidant des jours fériés pour leur État (fédéré) et les parents occupant une grande place dans les décisions de l’école au détriment de l’administration (par exemple, il n´y a aucune harmonisation des programmes scolaires), le calendrier scolaire est truffé de fêtes religieuses en fonction de la religion dominante du district ;
– en lieu et place de l’enseignement des sciences, ce sont les textes religieux qui sont le fondement de l’appréhension du monde dans certains états du Sud des États-Unis (l´enseignement du créationnisme en lieu et place du Darwinisme) ;
– dans le Minnesota, État démocrate du Midwest, on peut voir des petites filles de 8 ans, d’origine somalienne, voilées en sortie scolaire à l’école publique ;
– le modèle de l’« affirmative action » est détourné pour devenir un nouveau radicalisme, notamment par les étudiants de l’université profondément libérale d’Evergreen qui se définissent uniquement en fonction de leur couleur de peau, leur genre, etc., avec une poussée dangereuse de racisme systémique ;
– la politique est dominée par la référence au religieux, le président prête serment sur la Bible, les groupes de pression s’organisent par affinité religieuse ou origine ethnique (Black Caucus, etc.).
Si chacun(e) revendique son identité comme un repli sur soi, le socle républicain se délite, les groupes atomisés passent plus de temps à se déchirer qu’à s’insurger contre les inégalités sociales provoquées par un capitalisme financier toujours plus gourmand. Celui-ci, craignant d’être soumis aux aspirations politiques des agents économiques appauvris et marginalisés (comme les Gilets Jaunes en France) cherche à influer de plus en plus sur les décisions de l’État.
Cela n’a rien d’anormal, le libéralisme économique total s’accorde harmonieusement avec le poids des communautés religieuses, chacun ayant son périmètre d’intervention et son agenda. Cela s’oppose fondamentalement au modèle républicain français, dans lequel l’État à la fois assure la cohésion entre les communautés et intervient sur le plan économique par des règlementations adaptées.
Par ailleurs, le modèle consumériste a parfaitement su s’adapter à cette situation par des pratiques de marketing personnalisé, qui visent à proposer des produits de plus en plus « customisables », pour les rendre « uniques » ou, à tout le moins, donner au consommateur l’illusion qu’ils le sont. Notre modèle économique, tout entier basé sur une croissance perpétuelle de la consommation, pousse à cette différenciation extrême et s’accommode donc parfaitement d’une fragmentation accrue de la société.
Si nous ne voulons pas être réduits à être des acteurs économiques repliés sur une identité raciale ou politique et voir de nouveaux leaders surfer sur la vague raciste pour effrayer les peuples, les inciter au repli, nous devons proposer une alternative à un morcèlement par communautés à outrance, les associer à la conquête d’un idéal laïque respectueux des religions pratiquées dans la sphère privée. Un monde ultra libéral, rêvé par certains, ne peut remplir cet objectif. Le Minnesota en paie le lourd prix et ce n’est hélas pas fini.
Ne pas s’accommoder de l’« identity politics » et placer l’humain au centre des débats nécessite du courage ; cela va de pair avec un programme économique qui remette au centre du jeu politique la lutte contre les inégalités, véritable ADN de la gauche.
Laure Pallez (Washington/Miami) et Bruno Paing (Los Angeles), juin 2020.
[1] Extrait du livre « No Society, la fin de la classe moyenne occidentale » de Christophe Guilly, Flammarion, 2018.
Article paru sur le site de adfe.