Accueil / Contributions au débat public / La lettre de l’engagé(e) - Twitter et le politique : je t’aime moi non plus
Par Laure Pallez, janvier 2021, Washington
Un coup de tonnerre s’est produit durant la dernière semaine aux Etats-Unis. Voir une foule investir le Congrès est ahurissant même s’il faut rappeler que dans les années 1990 le Congrès était libre d’accès à tout citoyen sans contrôle aucun car le parlement est le temple de la démocratie américaine.
Ce qui s’est passé ce 6 janvier 2021 est grave et restera dans nos mémoires, avec un triste bilan de 5 morts. Cette journée marquée par une perte de décence a montré que le rapport à la démocratie est largement abîmé aux Etats-Unis. Mais cet épisode a été cependant plus de l’ordre de l’occupation brutale et violente que du coup d’Etat décrit par certains.
Cette atteinte à la démocratie est inquiétante. Est-ce le résultat des fake news du Président Trump ? Je ne le crois pas. La perte de confiance des classes modestes et moyennes envers leurs élites perçues uniquement comme mondialistes, indifférentes à leurs soucis et à leur culture est commune à plusieurs pays. Leur colère profonde doit nous faire réfléchir.
Nos vieilles démocraties sont usées et demandent du changement. Twitter a pour le coup proposé à ses utilisateurs en attente d’un changement radical un coup d’éclat majeur : supprimer le compte du Président sortant et de millions d’utilisateurs. C’est pourtant ce dernier qui a enrichi la plateforme depuis quatre ans en instaurant la politique du tweet au détriment des communiqués classiques, plateforme qui le lui a longtemps bien rendu en le laissant déverser ses messages souvent venimeux et très controversés envers ses adversaires à ses 80 millions de suiveurs, générant un trafic inédit.
En vertu du premier amendement de la constitution américaine et la libre expression, l’action de suppression d’un compte Twitter est légale aux Etats-Unis. Mais elle est politiquement contestable. Surtout, cette action change la nature économique de l’hébergeur et ses obligations. Dès lors que la censure s’exerce, il y a intervention éditoriale et la plateforme passe du statut historique d’hébergeur à celui d’éditeur. Sortir de cette ambiguïté et adapter le régime juridique et fiscal des plateformes est désormais crucial !
L’exécutif américain en est conscient et réfléchit, lentement, à une réforme du principe d’irresponsabilité des plateformes numériques vis-à-vis des contenus publiés en ligne (principe introduit en 1996 avant l’essor d’Internet qu’on connaît). C’est dans ces moments-là qu’on devrait apprécier le travail du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) français, agence indépendante au service de la régulation de l’audiovisuel et de la liberté d’expression et dont les membres sont nommés par des élus[1].
Derrière ces mouvements, il faut être conscient des options politiques de plusieurs des grands entrepreneurs américains issus de la tech, qui ne s’en cachent pas, généralement fondées sur un projet libertarien souvent paré d’humanitarisme. Leurs entreprises fixent déjà leurs propres règles et rechignent à obéir aux Etats (en matière fiscale par exemple). Allant plus loin, elles auraient vocation à rendre des services équivalents, voire supérieurs à ceux des États, ainsi remplacés. En un mot, ces entreprises créeraient et géreraient de nouvelles zones de droit, proches dans leur principe de féodalités où un seigneur (le réseau social) assure toutes sortes de services gratuits et « protège » les citoyens tandis que ceux-ci acceptent des règles privées de chefs non élus qui peu à peu régissent leurs vies (information mais aussi mode de consommation, jobs, revenus, loisirs…).
La question du choix de solutions alternatives qu’ont les utilisateurs remet également à nouveau le sujet des monopoles en lumière. Le pouvoir de portier (gatekeeper en anglais) qu’a Google lui confère le pouvoir inouï d’exclure un contenu ou une « App » de sa toile. Le récent projet européen dit DSA (Digital Services Act) propose de s’attaquer au problème avec une régulation économique ex ante des plateformes numériques, c’est-à-dire un nouveau cadre réglementaire flexible pour réguler les grandes plateformes numériques ayant le pouvoir de contrôler l’accès au marché.
Ainsi on constate que tout est lié, on ne peut pas vouloir imposer une fiscalité plus juste aux plateformes numériques sans traiter la question des monopoles, des données ou encore de l’épineux sujet de la régulation des contenus. Seule une action combinée sera efficace car in fine les plateformes ne sont « que » des entreprises dont l’objet est le profit et cela octroie encore aux Etats un véritable levier de négociation. Face à la situation de monopole mondial technique et économique des plateformes numériques, une réflexion internationale s’impose au service de la démocratie et pour le retour du pouvoir politique.
Les Démocrates reprendront-ils politiquement la main sur la possible régulation des plateformes ou l’Europe, et la France en particulier, montreront-ils la voie dans une démarche interétatique ? On en revient inévitablement au sujet de la souveraineté européenne alors que l’UE bénéficie d’un atout de poids : ses consommateurs constituent le premier marché économique pour les géants du numérique, Chinois et Américains s’excluant mutuellement de leurs marchés respectifs.
[1] Le Président du CSA est nommé par le Président de la République. Les six autres membres du Collège sont nommés par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale. Ces derniers désignent chacun trois membres, choisis en fonction de leurs compétences, de leur expérience et de leur expertise. Ces nominations doivent concourir à une représentation paritaire des femmes et des hommes. Toutes ces nominations doivent être validées par les commissions des affaires culturelles du Sénat et de l’Assemblée nationale, à raison d’un vote favorable des 3/5e des suffrages exprimés de chacune de ces commissions.